Festina lente !

Le coup de chaleur qui s'est abattu sur nous 
est certainement difficile à vivre pour les gastéropodes.
Cependant, le titre d'un album de littérature de jeunesse 
de Claude Boujon déclare que "Les escargots n'ont pas d'histoires".
Laissez-vous inspirer par cette affirmation 
en nous racontant, a contrario, 
une ou des histoires d'escargot .


Voici quelques étapes de l’histoire de ma vie, une biographie rêveuse.

J’ai suivi un chemin qui a été patiemment reconstitué grâce aux traces baveuses séchées laissées ça et là mes empreintes vicinales.

En 1899, je n'étais toujours pas né. L’art de l’escamotage, déjà.
En 1900 je pense me souvenir que non plus, c'est-à-dire toujours pas.
C'est en 1910 que j'ai fêté, je ne sais plus exactement où, ni dans quelles circonstances, mes moins 103 ans. J’en ai profité pour faire ma première escapade.

Peu après, vers 9 ans plus tard, je félicitai personnellement Georges Clémenceau pour le Traité de Versailles. J’en profite d'ailleurs pour lui rappeler qu'il ne m'a toujours pas rendu le stylo que j’avais tiré de mon escarcelle juste avant la signature (Georges, si tu me lis ...).
C'est à partir de 1933 oui, que j'ai réussi à juguler la crise économique de 1929 aux Etats-Unis à l'aide d'un tournevis cruciforme n°8 et dun escabeau.

J'étais « désâgé » à ce moment-là de moins 80 ans, ce qui prouve une nouvelle fois que la valeur n'attend point le nombre des années. Mon enthousiasme par ailleurs était décuplé car j’allais bientôt pouvoir lire Tintin. J’en bavais d’avance. Mais, pour patienter, j’acceptai et tins quelques mois le rôle d’Escartefigue dans la pièce de Marcel Pagnol. A force d'expérience, je finis par rajeunir, il faut dire que je me rapprochais de ma naissance et c'est ainsi qu'en 1939, je repoussais vigoureusement les Allemands à Poitiers.

Un fait mal connu, et pourtant ce fut bien plus qu’une escarmouche. Fallait pas me prendre pour une escarbille non plus.
N'épiloguons pas sur le fait qu'en 1949, le train Paris-Bordeaux a battu le record d’Europe de vitesse moyenne avec 131 km/h., ce qui n’est même pas un train de sénateur, et donc n’a rien à voir. D'autant que je n'avais pas encore mon permis de locomotive, allons-y doucement et gare à l’escalade !
Peu après j’entrai dans un hiver de plusieurs années.
Comment ? Je ne me le suis jamais expliqué. Mais pensais-je seulement à cette époque ? Je ne sais plus.
Passablement lent, je ne fis mon premier pas qu'en 1969, sur la Lune. En marche arrière. Si je dois avouer que j’ai eu du mal avec l’escalier du module lunaire, je certifie que ma coquille a tenu le choc.
Mais ne brûlons point les étapes.
En 1968, vers mai-juin, à l’âge incroyablement précoce de moins 55 ans, je replaçais, éternel recommencement entre deux émeutes, tous les pavés dans les rues où ça chauffait, du coup il n'en a pas manqué. Ils ont pu voler bas, en escadrille.
A ce rythme, j'étais hyper entraîné pour le marathon des Jeux Olympiques de Mexico, toujours en 68, que j'empochais haut la main, c'est un hold-up .
Faut dire que j’avais retiré mes escarpins.

Vers 1972, j'ai réussi à permuter pendant un quart d'heure la Tour Eiffel et la Tour Montparnasse sans que quiconque s'en aperçoive. Le jour je montais 3m et la nuit j’en redescendais 2 et, déguisé, j’avais peint ma coquille couleur limace. En remettant la Tour Eiffel à sa place, je l'ai remplacée par une réplique parfaite en allumettes. Je suis sûr que vous ne le saviez pas.
J’aime les blagues. C’est pas vrai.

En 1979 et même 1980, je fis une pause, histoire de m'économiser un peu.
Ce n’est qu’en 1989, parfaitement dispos, que je démontai entièrement le mur de Berlin et écoulai les briques la nuit en brouette furtive. Crevé, j’étais rouge comme une escarboucle.

En 1995 je récupère – la même brouette- et mets en compote toutes les pommes gaspillées par Chirac pour la présidentielle (...il en reste, d'ailleurs). J’invente dans la foulée la cargolade, avec tous mes frères ennemis récupérés sous la caisse. 

Je surveille et empêche le bogue de l'an 2000, j’avais un peu de temps, et en 2002, je m'occupe personnellement d'échanger les francs en euros.
Cela par contre me prend un peu de temps, car j’ai deux tortues comme assistantes.

Vous l’avez compris, je suis loin, très loin, de la coquille vide mais j’ai fini par en faire moins, pour me concentrer, car je savais que le début approchait. Il faut savoir ne pas dépasser les cornes. 

Toujours est-il que j’ai bien fini par me rattraper, et je suis venu officiellement au monde en 2013.
Dans le jardin, entre deux baves, je suis devenu un passionné d’escarpolette.
Je me cache dans les tubes. Je glisse sur les cordes.
En un mot je brûle la planche.
La belle vie, et une vie antérieure riche, je ne vous dis que ça, puisque vous venez de la lire !
Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai décidé de faire escargot.

Finalement, je n’ai jamais appris à freiner. Pas besoin.
J’avais le temps, je l’ai pris.
Parce que ça m’a pris du temps.
On ne devient que lentement escargot.


Oscar Gault
« La coquille » ou  
 « Cest par où quon rentre ? » 
Editions Spirales, 2018.

NOTE :
1.       Toute ressemblance avec des personnes ou des faits existants ou ayant existé est purement volontaire que je l'ai fait un peu exprès.
2.       Merci à mon pote l’éléphant dont la mémoire a été précieuse au vieil escargot que je suis, parce que l’expression mémoire d’escargot reste sujette à controverse.

4 commentaires:

  1. Alors là j'en bave d'admiration ! Ce texte escargoté percute à une vitesse supersonique :))
    Bravissimo ! On est friand.e.s de ces contes qui - quitte à me répéter - demanderaient édition, bon sang !

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    1. Ah, mais périodiquement j'imprime quelques méfaits !
      Cela reste strictement privé, en étant lisible ici-même :-)

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  2. L'art de conter et de décompter : c'est ce qu'on appelle précéder quelqu'un à la trace !

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